Mercredi 10 août, 10 heures. A l’issue d’un briefing animé par l’Australien Ben Wright, responsable de l’équipe technique du team français à terre, le monocoque aux couleurs de l’assureur quitte la base de Keroman, son port d’attache. Un départ au moteur et dans la touffeur estivale d’un Lorient plongé en plein Festival interceltique. A bord, ni biniou, ni galette-saucisse, la chasse au poids a eu raison du superflu. Seul ce qui permet au bateau d’avancer est autorisé. Le confort des galériens, lui, n’a pas été pris en compte. Mais personne ne les a obligés à monter. Dans la pétole [absence de vent], « Groupama 4 » progresse lentement vers la pointe Bretagne. A 7 nœuds de moyenne, la formule 1 des mers ressemble à une Ferrari dont on aurait tiré le frein à main. Doublé par les dauphins longeant l’île de Groix, le monstre sommeille en guettant zéphyr. La zone anticyclonique revêt quelques avantages : elle laisse le temps d’apprécier le paysage, de soigner le bronzage et de faire connaissance avec l’équipage.
A l’étage inférieur, Yann Riou est déjà aux fourneaux. En tête à tête avec un réchaud de camping et une grande cocotte, l’homme à tout faire du défi français veille à la cuisson des pâtes qu’il agrémente de viande lyophilisée, la nourriture déshydratée constituant l’essentiel des repas. Triple vainqueur en solitaire de la Mini Fastnet à ses heures, le cuistot endosse également le rôle du « médiaman ». Il gère aussi la production d’eau, contrôle la consommation d’énergie à bord et… fait le ménage. Rude programme. Tandis qu’il remplit ses gamelles isothermes, Charles Caudrelier me présente ma couchette. Pardon, ma bannette, un simple cadre en alu garni d’une toile à lacer et suspendu à la coque nue. Sur les toilettes, l’homme se fait plus discret. Normal, il n’y en a pas. Ni même un lavabo. C’est le degré zéro de l’intimité. Victorieux de la Solitaire du Figaro, le marin d’expérience livre surtout les consignes de sécurité. Et ses propos font froid dans le dos : « Le port du harnais est largement conseillé. Car, malgré le sifflet, la fusée de détresse et la lampe clignotante contenus dans cette petite sacoche, il y a très peu de chances de récupérer une personne tombée à la mer. » Le décor est planté, la guerre peut commencer.
4 heures du matin. Du fond de mon hamac, bercé par le claquement des vagues, les craquements en tout genre et le sifflement des haubans, j’entends qu’on s’agite sur le pont. Dans l’obscurité d’une nuit d’été, « Groupama 4 » file à présent à 25 nœuds sur une mer bien formée. Entièrement mobilisé, l’équipage se prépare à empanner pour couper le rail [l’autoroute virtuelle séparant le trafic maritime en Manche] à la perpendiculaire, comme la réglementation l’exige. Sous l’œil des ferries et des cargos porte-conteneurs, omniprésents sur zone, un ballet étourdissant démarre au top du skipper. Aux winches, six hommes actionnent les bras comme des damnés. Guidé par son seul instinct, l’homme à la barre lit les vagues, tel un surfeur surdoué. En poste avancé, Brad March entame son numéro de funambule. Au four et au moulin, le jeune Néo-Zélandais, responsable mât et gréement, multiplie les allers-retours sur le pont transformé en parc aquatique. A l’instar de ses camarades, il évolue en symbiose avec les éléments déchaînés, mû par un sixième sens, sans doute celui du dévouement.
Dans cette atmosphère de bataille navale, je me fraye un chemin à la lampe frontale jusqu’à la poupe du navire, pour satisfaire une envie pressante. Insatiable, l’équipage attaque à présent la phase de « stacking » [matossage en français], un sale boulot qui consiste à déplacer tous les poids mobiles présents sur le bateau (les voiles principalement), soit plus d’une tonne, après chaque virement de bord, afin d’assurer le meilleur contrepoids possible. Vingt minutes plus tard, mission remplie, le personnel navigant peut alors songer à se sustenter. En langage « course au large », cela consiste à engloutir un maximum de denrées, à n’importe quelle heure et dans n’importe quel ordre, juste pour éviter la panne de carburant.